ISSB à Montréal: un couteau à double tranchant? analyse internationale et canadienne

Février 2022
Par Paul Allard, PDG d’impak Finance

 

Les projets de standardisation internationale ainsi que les évolutions réglementaires touchant au reporting ESG ( reddition de comptes ESG), constituent un des plus importants changements que le secteur financier ait connus depuis l’avènement des premiers efforts de normalisation comptable.

Une des plus récentes évolutions sur le sujet a été officialisée le 3 novembre dernier lors de la COP26. C’est là que la fondation IFRS (International Financial Reporting Standards) annonçait la création de l’International Sustainability Standards Board (ISSB) ainsi que l’ouverture de son siège principal à Frankfurt et d’un second bureau à Montréal. 

Les normes de reporting ESG qui découleront du travail de l’ISSB sont-elles une bonne nouvelle pour les investisseurs et les entreprises? Comment doit se positionner le Canada devant cette nouvelle autorité de l’extra-financier et qu’en est-il des acteurs canadiens de la finance durable?

Voici notre analyse.

 

L’Europe, leader des normes extra-financières

Les critiques suivant l’imposition des normes comptables américaines IFRS à l’Europe en 2012 ont motivé cette dernière à prendre les devants en matière de reddition de comptes extra-financiers dès 2017 avec sa « Déclaration de performance extra-financière ».

Suivra en mars 2018, le plan d’action « Financer la croissance durable » de la Commission européenne qui dévoile la création d’une Taxonomie européenne, officiellement lancée en juin 2020. Cet outil de classification fournit à tous les acteurs financiers une compréhension commune de ce qui doit être considéré comme une activité « verte » ou « durable ».

Puis finalement, en mars 2021 la Task Force de l’European Financial Reporting Advisory Group (EFRAG, équivalent européen de l’IFRS) propose des recommandations au Corporate Sustainability Reporting Directive (CSRD) qui publiait le 21 avril 2021 un projet de normes de reporting des données extra-financières pour plus de 50 000 entreprises basées en Europe.

Ces initiatives semblent vouloir consolider la longueur d’avance de l’Europe sur le reste de monde. L’EFRAG affiche ainsi ses couleurs et fait le choix clair de la double matérialité, c’est-à-dire une approche qui évalue autant les risques que les impacts environnementaux et sociaux peuvent avoir sur l’entreprise, mais aussi les impacts de l’entreprise sur la société et l’environnement.

 

L’Amérique appuie l’ISSB

L’arrivée de l’ISSB constitue l’évolution internationale la plus significative en termes de reporting ESG et représente une étape majeure vers sa consolidation, actuellement fragmentaire.

Il faut savoir que la création de l’ISSB est le fruit d’une consolidation entre SASB, (Sustainability Accounting Standards Board) – une des normes reconnues de reporting ESG qui va bien au-delà du climat, mais qui garde une approche orientée investisseur-, l’IFR (Integrated Reporting Framework) et le CDSB (Climate Disclosure Standards Board). La fusion de ces normalisateurs est un indicateur de la direction que prendront les futures normes. 

Par ailleurs, l’ISSB a déjà indiqué que ses travaux s’appuieraient sur ceux des TCFD (Task Force on Climate Related Disclosures) qui eux aussi ne cherchent qu’à fournir aux investisseurs des informations sur lesquelles fonder leurs décisions.  

En somme, ce qui ressort des intentions des organisations à l’origine de la création l’ISSB est clair. Elle opte pour une orientation investisseur, autrement dit une simple matérialité qui évalue uniquement les risques que des impacts sociaux et environnementaux peuvent avoir sur l’entreprise.

Il est alarmant de constater que cette approche purement financière est celle déjà pratiquée par les grandes agences de notation ESG telles que MSCI¹ , approche qui est de plus en plus critiquée, notamment récemment par une étude de Bloomberg.: « La plus grande société de notation ESG, n’essaie même pas de mesurer l’impact d’une entreprise sur le monde. Il [ne] s’agit que de savoir si le monde pourrait nuire à ses profits ».

Aussi bien dire que la finance durable n’est qu’une occasion marketing à exploiter. Et comme le conclut le journaliste de Bloomberg : 

« Il semble peu probable que les produits financiers ESG aient un impact positif réel sur le monde, mais dans le secteur de la finance durable d’aujourd’hui, le facteur le plus important est que les investisseurs ordinaires en soient eux convaincus. »

Cette approche de simple matérialité adoptée par l’ISSB, et l’ISSB en tant que tel, risquent donc de n’être qu’un coup d’épée dans l’eau pour maintenir un scénario à 1,5 degré. Et l’ISSB, à l’image des normes comptables de l’IFRS aujourd’hui dans le monde, risque fort de s’imposer à l’international.

 

Quid du Canada?

Soyons réalistes, l’arrivée de l’ISSB à Montréal ne signifie pas que le Canada est un leader en finance durable, non. Le Canada est plutôt un joueur (involontairement?) neutre sur l’échiquier du reporting extra-financier, échiquier où tentent de s’imposer les approches de l’IFRS et l’EFRAG, et c’est là tout un problème. 

Pourtant, s’il est un sujet sur lequel un pays comme le Canada devrait prendre position suite à la COP26, c’est justement sur l’approche réglementaire et les politiques publiques à adopter pour assurer le succès de sa transition économique vers une durabilité environnementale et sociale; premièrement en raison de la richesse de ses ressources naturelles et deuxièmement en raison de l’influence naturelle qu’aura l’ISSB sur la sphère financière canadienne.

 

Il est temps de prendre position

Il est urgent que le Canada prenne d’abord rapidement la mesure des enjeux de reporting extra-financier qui se jouent actuellement à l’international afin d’éviter de devenir un faire-valoir de l’ISSB. Les acteurs de la finance durable canadienne, à tous les paliers (gouvernementaux, ONG et agences de notation extra-financières) doivent se mobiliser et être entendus pour assurer le futur du secteur financier canadien qui, s’il veut rester compétitif, devra irrémédiablement devenir durable. 

Les normes comptables de l’IFRS ne changeaient pas le monde, les normes extra-financières qu’établiront l’ISSB et l’Europe, oui. 

Il ne s’agit plus de financer des entreprises d’énergies renouvelables. Il s’agit de financer la transition de l’ensemble de l’économie pour que la température globale ne dépasse pas les 2 degrés.

 


¹Article de Bloomberg publié le 10 décembre 2021. https://www.bloomberg.com/graphics/2021-what-is-esg-investing-msci-ratings-focus-on-corporate-bottom-line/

 


impak Analytics