Destination soleil, déchets et discrimination

Destination soleil, déchets et discrimination

Pré-pandémie, le secteur aérien était un des piliers de l’économie mondiale avec près de 4,1% du produit intérieur brut (PIB) mondial. Sévèrement affectées par la pandémie, les compagnies aériennes connaissent aujourd’hui un rebond rapide. Selon l’Association du transport aérien international (IATA), elles transporteront près de 4,35 milliards de passagers cette année, se rapprochant ainsi du record de 4,54 milliards établi en 2019. Il est également prévu que le trafic aérien double d’ici 2037 et triple d’ici 2050. 

Malgré une reprise réussie, les pratiques de greenwashing, les montagnes de déchets, les disparités de genre flagrantes et les conditions de travail précaires restent dans l’ombre. 

Alors que le reste du monde se mobilise sérieusement pour embarquer dans la transition, l’industrie aérienne fait le pari presque impossible de maintenir sa croissance tout en devenant plus durable. Pour cela, elle doit d’abord reconnaître ses impacts environnementaux et sociaux matériels, c.-à-d. significatifs. Portrait des impacts négatifs des compagnies aériennes.

 

Survol des entreprises analysées

Pour évaluer l’état de la transition du secteur, nous avons analysé un échantillon de 12 groupes aériens mondiaux, soit neuf compagnies dites « traditionnelles » et trois compagnies dites « low cost », à travers le prisme des Objectifs de développement durable (ODD).

Parmi ces compagnies figurent Delta Air Lines, Inc (la plus grande compagnie aérienne en termes de chiffre d’affaires en 2022, États-Unis), American Airlines Inc. (2ème, États-Unis), Deutsche Lufthansa AG (4ème, Allemagne),  Air France – Klm (5ème, France), Southwest Airlines Co (6ème, États-Unis), IAG (comprenant British Airways, Iberia et Vueling, 10ème, Royaume-Uni), Air Canada (Canada), Korean Air Lines Co.Ltd (Corée du Sud)  Ltd., Pegasus Hava Taşımacılığı Anonim Şirketi (Türkiye), Singapore Airlines Limited (Singapour),  Easyjet Plc (1ère compagnie low cost, Royaume-Uni) et Wizz Air Holdings Plc (Hongrie). 

En bref, pour l’année 2021, chacune de ces compagnies avait en moyenne 12 impacts négatifs, joignant l’énergie et l’agriculture au rang des industries ayant le plus d’impacts négatifs. Toutes ont été impliquées dans au moins deux controverses de sévérité modérée à haute (voir notre section Méthodologie) et elles n’ont aucun impact positif.

Il est intéressant de noter ici que les mesures de décarbonisation dans le secteur aérien sont souvent considérées comme des impacts positifs, mais elles relèvent en réalité de mesures de mitigation. Malgré les intentions de la taxonomie européenne de classer ces activités comme étant vertes, on peut penser notamment à l’adoption de technologies plus propres ou l’amélioration en efficacité énergétique, ces mesures ne peuvent être considérées comme des impacts positifs puisqu’elles visent principalement à réduire, minimiser ou éliminer les effets néfastes engendrés par l’industrie aérienne sur la planète et la société.

Ce sombre portrait culmine avec le classement final, toutes les entreprises analysées ont été classées « Z : Peut causer des préjudices » et ce, aux populations humaines et à l’environnement.

Alors que l’échéance de 2030 approche, l’industrie aérienne doit reconnaître et mitiger ses impacts négatifs matériels, mais quels sont-ils?

 

La face cachée d’un vol d’avion

Enjeux environnementaux au-delà des GES

Les émissions de GES du secteur aérien  (6% des émissions mondiales) sont déjà très médiatisées et prises en compte par l’industrie, alors que le greenwashing et la production colossale de déchets, pourtant matériels, restent méconnus.

Le greenwashing peut se retrouver sous plusieurs formes et les compagnies aériennes font face aujourd’hui à des accusations portant notamment sur leurs pratiques commerciales. Pour ne citer qu’un exemple, en 2022, les compagnies KLM et Delta Airlines ont été poursuivies pour publicité mensongère concernant la prétendue durabilité de leurs vols. Comme bien d’autres compagnies, elles font la promotion de mécanismes de compensation carbone, de pistes technologiques telles que les carburants dits durables et d’avions électriques. Or, la capacité de ces initiatives à décarboner efficacement le secteur aérien est sérieusement remise en question, notamment par des investisseurs et des eurodéputés. En Europe, bien que la Commission européenne ait publié des critères révisés qu’elle considère comme « ambitieux mais réalisables », il est peu probable qu’ils soient suffisamment stricts pour aligner le secteur sur les Accords de Paris et un scénario à 1,5°C.

Dans le cas de la compensation carbone selon Mark Jaccard, l’un des auteurs du sixième rapport du GIEC, il est difficile, voire impossible, de mesurer la diminution des GES selon le principe de l’additionnalité, présent dans l’analyse d’impact, tout comme il est difficile d’assurer la continuité de la diminution (feux de forêt, changement de zonage pour coupe, etc.). Quant aux carburants dits durables, l’enjeu réside dans la mise à l’échelle de la production du SAF et la carbonation très élevée de l’hydrogène. Même problème de mise à l’échelle pour l’électrification des avions, possible seulement pour de petits appareils et sur de courtes distances pour le moment et pour encore quelques années.

Les pronostics concernant la production de déchets ne sont malheureusement guère plus reluisants. Selon l’IATA, les compagnies aériennes ont produit pas moins de 5,1 millions de tonnes de déchets (seulement de cabine) en 2017, dont entre 20 et 30 % correspondait à des aliments et des boissons non consommés.

Même si de plus en plus de compagnies réduisent les plastiques à usage unique en les remplaçant par des alternatives écoresponsables ou transforment leurs déchets en énergie grâce au recyclage du plastique jeté, ces opérations à la marge ne peuvent à elles seules constituer la solution à la surabondance de déchets des vols commerciaux.

De même, les impacts sur les écosystèmes et les communautés voisines des aéroports sont méconnus et peu pris en compte, malgré les perturbations bien réelles qu’elles vivent. Aujourd’hui, vivre à proximité d’un aéroport équivaut à une perte de trois ans d’espérance de vie. Ces communautés ne sont d’ailleurs pas les seules à subir les activités des compagnies aériennes.

 

« Hello, this is your captain speaking » 

Lorsque vous avez lu cette phrase, avez-vous imaginé une voix masculine ou féminine ? Au sein des compagnies aériennes, le manque de parité, les conditions de travail précaires et les pratiques discriminatoires envers les passagers sont des enjeux de taille, souvent négligés.

Nos données révèlent qu’en moyenne seulement 4 à 6 % des pilotes de notre échantillon sont des femmes, mettant en évidence que le défi de la parité reste entier. Comme les compagnies analysées ne rapportent pas toutes systématiquement le genre de leurs pilotes, ces chiffres pourraient être sous-estimés. Mentionnons que pas moins de 75% des compagnies aériennes analysées ont pris des mesures pour corriger cette disparité en mettant en place des programmes et des politiques visant à promouvoir une plus grande représentation féminine, mais les résultats restent à être observés. 

Par ailleurs, on ne peut parler d’impacts sociaux sans parler des controverses des compagnies aériennes, une étape capitale dans une analyse d’impact. L’analyse des controverses permet de mieux comprendre les incidents suscitant des critiques liées à des risques environnementaux, sociaux et de gouvernance (ESG), et d’évaluer la capacité d’une entreprise à faire face à ces enjeux. En effet, le fait qu’une entreprise soit régulièrement au cœur de controverses révèle son incapacité à gérer efficacement ces situations.

Cette analyse a mis en lumière un éventail de problématiques importantes, allant du harcèlement et des conditions de travail précaires à la discrimination raciale envers les passagers. Des cas de harcèlement sexuels ont été rapportés au sein dAir France et de Transavia. Southwest Airlines fait face à une plainte pour dissimulation d’agression sexuelle. Des poursuites pour discrimination raciale envers les passagers ont été intentées contre American Airlines, et Southwest Airlines a fait face à des poursuites pour négligence ayant entraîné des blessures et la mort d’un passager suite à un incident à bord d’un vol, pour ne nommer que quelques cas. On pourrait penser que la sévérité et le nombre de controverses sonneraient l’alarme chez les directions, mais on ne semble pas voir de plan concret pour le moment.

 

Compagnies low cost et compagnies traditionnelles : quelles différences en termes de durabilité ?

Nous observons quelques différences portant notamment sur les caractéristiques intrinsèques de ces deux types de compagnies, les défis auxquels elles font face restant les mêmes. 

Ainsi, le modèle économique des compagnies low cost les rend quatre fois plus exposées aux controverses concernant les conditions de travail des employés. En effet, la quête incessante d’efficacité et de rentabilité met une pression considérable sur les salaires, les avantages sociaux et les conditions de travail.

Les compagnies aériennes traditionnelles quant à elles, en raison de leurs réseaux de destinations étendus et de leurs activités diversifiées à grande échelle, sont souvent impliquées dans des enjeux éthiques tels que la corruption. Elles sont notamment trois fois plus susceptibles que les compagnies low cost d’être confrontées à des controverses liées à des enjeux de gouvernance.

Malgré ces différences, les compagnies low cost et traditionnelles font face aux mêmes défis en matière d’impacts sociaux et environnementaux (greenwashing, déchets, parité, etc.). Aucun type ne se démarque vraiment en tant que leader de la durabilité dans l’industrie aérienne, malgré quelques maigres initiatives.

 

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Dernier appel

Alors que le secteur aérien s’apprête à retrouver son dynamisme après les perturbations causées par la pandémie, il est impératif qu’il évalue efficacement les défis à relever. 

Face aux enjeux environnementaux, l’industrie de l’aviation multiplie les déclarations et les initiatives visant à réduire son empreinte écologique au prix de promesses trompeuses, comme le démontre l’augmentation significative des allégations de greenwashing et de poursuites judiciaires pour publicité mensongère. Les compagnies doivent se réaligner car une perte de confiance chez le voyageur pourrait être lourde de conséquences.

Par ailleurs, l’industrie ne peut se permettre de négliger plus longtemps les enjeux majeurs de discrimination, de manque de parité et de conditions de travail précaires soulevés par notre analyse. Une réelle transition vers une industrie de l’avion durable ne peut passer que par la prise en compte des enjeux environnementaux et sociaux sur un même pied d’égalité.

Alors, les compagnies aériennes sont-elles sur le point d’aller droit vers l’écrasement ? Elles ont le choix de continuer dans cette zone de turbulence et ignorer les signaux d’alerte ou de saisir cette période de reprise pour aller au-delà des simples discours et mettre en œuvre des actions concrètes. Étant à la fois un des piliers de l’économie mondiale et un des plus grands pollueurs, l’industrie de l’aviation a la responsabilité de progresser vers la réalisation des Objectifs de développement durable d’ici 2030 et d’intensifier ses efforts pour y répondre, afin de nous transporter vers un avenir véritablement durable. 

Notre méthodologie

Nous avons adapté les 17 ODD établis par les Nations Unies en un cadre d’évaluation normalisé basé sur une approche de double matérialité, c.-à-d. qui prend en compte à la fois les risques externes (l’effet de l’environnement, du social et de la gouvernance sur une entreprise) et les risques internes (l’effet d’une entreprise sur l’environnement, le social et la gouvernance). Notre analyse inclut tous les impacts matériels positifs et négatifs des entreprises, relevant leurs défis et leurs progrès, s’il y a lieu.

Quant aux controverses, puisque n’importe qui peut être à l’origine d’une controverse et éclabousser la réputation de n’importe quelle entreprise, impak les classe en fonction, en autres, du type de controverse, des personnes morales affectées et de la sévérité de la controverse. Les controverses à sévérité dite “haute et “modérée” représentent des risques réels pour la compagnie, et donnent une bonne indication du niveau de prise en compte de ces enjeux. A l’inverse, les controverses au niveau de sévérité bas n’ont pas été prises en compte dans notre analyse. 

Une controverse est le résultat de l’action d’une compagnie qui pourrait affecter sa réputation. Elle peut prendre la forme d’une condamnation, d’une accusation, d’un rapport, etc. mettant en avant les méfaits commis par la compagnie. Une controverse matérielle est un évènement causé par une compagnie qui a un impact important sur le bien-être physique, financier ou moral des parties prenantes affectées.


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